19 mars 2007

Le vrai visage de l'ANPE

paru sur cqfd

CQFD N°030

LES AGENTS ANPE SOUS PRESSION POUR FAIRE DE L’ABATTAGE

LE CONTRÔLEUR CONTRÔLÉ

Mis à jour le :15 janvier 2006. Auteur : Olivier Cyran.

Il y a pire que d’aller à l’ANPE : y travailler. Chargé du contrôle des chômeurs dans une agence de la France profonde, Jean-Paul est fatigué de devoir les radier par paquets de douze. Fatigué du despotisme qu’il faut à la fois subir et faire subir, dans le cadre d’un service public imprégné jusqu’à l’os par l’idéologie de la gagne. Il a accepté de s’en ouvrir à CQFD, à condition de rester anonyme. Car bien que responsable syndical (SUD-ANPE), il n’est pas libre de se lâcher pour autant.

CQFD : Depuis quand es-tu agent ANPE ?

Jean-Paul : Ça fait quatorze ans. Quand je suis entré à l’ANPE en 1991, les agents n’étaient pas trop formatés, la responsabilisation personnelle du chômeur n’était pas encore l’idéologie dominante. À l’époque, dans ma petite agence, on comptait une dizaine de radiations par an. Aujourd’hui, on en est à plusieurs centaines par agence.

Pour l’usager, l’ANPE est de plus en plus une machine à broyer les chômeurs. Comment les agents vivent-ils ce rôle ?

De l’extérieur, on n’en voit que les conséquences : convocations à répétition, menaces, sanctions, radiations... Mais de l’intérieur, on voit la mécanique mise en oeuvre pour que le système fonctionne. C’est important de la faire connaître aux chômeurs, pour qu’ils comprennent les ficelles et se sortent de la relation de soumission qu’ils ont trop souvent envers nous, et qui n’est que l’envers de notre propre soumission. Tout en étant en situation de contrôle, on se retrouve en effet soi-même à en subir un, qui fait que le système va bien entrer dans nos têtes. Commençons par un cas concret, que j’ai vécu récemment dans la région où je travaille. Il s’agit d’un gars au chômage depuis un an, appelons-le Hugo. Hugo veut créer une petite maison d’édition, une idée qui l’a pris peu après son licenciement. Il se lance, mais le conflit prud’homal qui l’oppose à son ancien employeur l’empêche d’effectuer toutes les démarches nécessaires. Or, pour le conseiller ANPE modèle, ce genre de problème ne compte pas : quelle que soit sa situation, le chômeur doit être capable dans les quinze jours qui suivent son inscription d’être opérationnel pour chercher un emploi. Avec une création d’entreprise, c’est un peu différent, car c’est un projet à long terme. Encore faut-il d’abord l’évaluer. Ce boulot d’évaluation, l’ANPE le soustraite à un cabinet spécialisé avant de valider ou non le projet. Revenons à Hugo. Après plusieurs mois de flottement, il demande de lui-même une évaluation. Celle-ci conclut au sérieux du projet et préconise de donner un an de plus à Hugo pour qu’il le mène à bien. Ce bilan est envoyé au référent ANPE, qui décide alors de ne pas valider le projet... et de radier Hugo.

En somme, l’ANPE rémunère un cabinet privé à faire des évaluations qui ne seront prises en compte que si elles desservent le chômeur...

Non, ça dépend de l’agent. En fait, la décision de radier appartient au directeur de l’agence. Mais l’agent a le pouvoir de remplir un formulaire qui est ce qu’on appelle un avertissement avant radiation. Ça veut dire que le chômeur visé a quinze jours pour fournir ses justifications, après quoi le directeur peut décider de lui couper les vivres. Déjà, quand tu reçois ça, ça fait assez mal. Sur le formulaire envoyé à Hugo, l’agent a coché la case : « constate que vous n’avez pas accompli d’actes positifs et répétés de recherche d’emploi. » C’est l’une des nouvelles formules introduites par le décret du 2 août 2005, qui amplifie l’échelle des sanctions pour les chômeurs. La sanction la plus légère, c’est quinze jours de suspension. C’est énorme. Dans une entreprise, une mise à pied d’un jour est déjà une sanction grave. Trois jours sans salaire, c’est gravissime. Pour un chômeur, par contre, quinze jours sans alloc, c’est juste une tape sur les doigts. Le décret prévoit jusqu’à trente-huit situations justifiant une sanction ! Hugo a donc le dos au mur. Coup de bol, tout en faisant ses démarches pour devenir éditeur, il a aussi cherché du boulot. Il renvoie un dossier en béton de trente pages, avec copie de tous ses courriers aux employeurs. En réponse, un courrier signé « le directeur » - il n’y a jamais de nom - lui dit : « Vos arguments ne sont pas susceptibles de changer ma décision. » Et hop, radié ! Voilà, c’est un exemple de la façon dont ça se passe aujourd’hui.

Les agents ANPE sont-ils incités à faire de l’abattage ? Ont-ils des objectifs chiffrés ?

Il y a effectivement des objectifs, non pas de radiations, mais de baisse du taux de chômage, même si dans les faits l’un participe à l’autre. Ces objectifs sont assignés agence par agence. On nous dit par exemple : les demandeurs d’emploi inscrits depuis plus de deux ans doivent baisser de 11 %. Ou le taux de chômage des femmes doit diminuer de tant... Parallèlement il y a aussi des objectifs de collecte d’offres d’emploi, de mises en relation avec les employeurs, etc.

Et si l’agence n’atteint pas ces objectifs, on radie aussi le directeur ?

Au pire, seulement dans son porte-monnaie... Depuis deux ans, les membres de la hiérarchie - animateurs d’équipe, directeurs d’agence, directeurs départemental, régional, national - reçoivent une prime annuelle variable dite de responsabilisation lorsque les divers objectifs sont atteints. Pour un directeur d’agence, cette prime peut représenter entre un et deux mois de salaire. Les agents, eux, ont droit à une petite prime dite d’intéressement régional, liée elle aussi aux objectifs.

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Il y a donc un intérêt financier à tailler dans les listes ?

Oui, mais il ne s’agit pas d’une incitation personnalisée. Pas encore. Pour le moment, la prime dépend des résultats de l’agence. À la limite, si un agent est trop sympa avec les chômeurs, ses collègues peuvent lui reprocher de faire baisser la moyenne. Après, il y a d’autres formes de pression. Le directeur peut mettre plus ou moins le paquet sur le personnel. Ça dépend de sa conformité au discours ambiant, qui dit que l’allocataire est un profiteur et que la société doit lui botter les fesses. Tout est fait pour que le personnel ANPE suive cette pente-là et ne s’encombre pas de scrupules. La division des tâches, par exemple. Avant, l’agent qui convoquait le chômeur était le même que celui qui le recevait. Plus maintenant. Il y a un agent qui convoque, un autre qui reçoit, un autre encore qui distribue les avertissements, etc. En dispersant les rôles, on déresponsabilise chaque rouage.

Comment les agents qui contrôlent sont-ils contrôlés à leur tour ?

C’est selon les directeurs, là aussi. Certains ne contrôlent rien, mais d’autres, de plus en plus nombreux, exercent un rôle hiérarchique fort. Par exemple, lors de nos réunions hebdomadaires, certains examinent tes relevés d’entretiens et vont te dire devant tout le monde : « Et lui, pourquoi il n’est pas en atelier de recherche d’emploi ? » Si tu considères que l’ANPE n’a rien à proposer, on te dira que ce n’est pas normal. Reste qu’un conseiller n’est jamais obligé de faire du zèle. Dans les formulaires de radiation, il y a cette formule : « Je suis contraint de vous radier. » C’est faux. On a parfaitement le choix.

Tu parlais de la soumission du chômeur à son contrôleur ANPE. Comment s’instaure-t-elle ?

Depuis quelques années, la philosophie de la maison veut que les mesures que nous prescrivons - c’est le terme médical utilisé chez nous - soient approuvées par nos « patients » (je plaisante !) On a donc mis en place un système dit de diagnostic partagé, qui consiste à dire au chômeur qu’on va se mettre d’accord avec lui sur telle ou telle démarche qu’il aura à faire. En réalité, il n’a pas vraiment le choix. Mais dans nos conclusions d’entretien, on va mettre qu’il partage la décision, avec des formules du genre : « Vous vous engagez à... Nous tombons d’accord que... » Des consignes très précises nous ont été données à ce sujet. Tout doit être saisi en informatique. Le but étant de mouiller les gens pour qu’ils ne puissent pas contester les décisions. C’est une mécanique bien pesée. D’un côté, l’ANPE développe tout un discours sur l’autonomie du chômeur, de l’autre, elle décrète si le chômeur est autonome ou non. C’est une injonction paradoxale : soyez autonome mais faites ce qu’on vous dit. Car c’est toujours le chômeur qui pose problème, jamais l’économie. S’il ne retrouve pas de travail, c’est parce qu’il ne présente pas assez bien, parce qu’il manque de gnaque, parce qu’il n’est pas concurrentiel sur le marché du travail, etc. Dans les débats de l’Assemblée nationale préalables au décret du 2 août, un député, Jean-Paul Anciaux, a dit : « Tout demandeur d’emploi doit être l’acteur principal de sa propre réinsertion. » Ça, c’est vraiment l’idéologie dominante, y compris à l’ANPE : les chômeurs sont maîtres de leur destin. S’ils restent sur le carreau, c’est de leur faute. Ça fait des dégâts. Lors des entretiens, on sent bien le sentiment de peur et de culpabilité qui tenaille beaucoup de chômeurs. On se retrouve face à des gens qui ont de la bouteille et qui vont quand même se justifier par avance, avant même qu’on le leur demande. On les sent prêts à se plier à tout ce qu’on va leur dire. C’est assez effrayant.

Dans cette relation, l’outil informatique semble jouer un rôle important...

Effectivement. Les conclusions d’entretien sont stockées pour des années dans la mémoire informatique de l’ANPE. Sur la durée, cette « traçabilité » peut faire apparaître des incohérences dans les engagements du chômeur. Dans ce cas, malheur à lui... Et puis il y a les erreurs. Il arrive assez souvent, par exemple, qu’on oublie d’appuyer sur la touche « validation » à l’issue de l’entretien. Le demandeur d’emploi sera alors automatiquement classé comme n’étant pas allé à la convocation, avec tous les risques de sanction que cela implique. Les agents sont débordés, il nous arrive souvent de faire des erreurs. L’ennui, c’est que l’outil informatique les rend difficiles à détecter et plus difficiles encore à contester.

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Il arrive donc que des chômeurs se fassent radier par erreur ?

Ah oui, c’est fréquent. Quand ils peuvent prouver qu’on a fait une boulette, on les réintègre. Mais s’ils ne le peuvent pas, c’est galère !

L’ANPE fait de plus en plus appel à des sous-traitants. Ça allège votre travail ?

Non, ça peut au contraire ajouter de la pression. À 95 %, toutes les prestations que l’on propose - évaluation, ateliers, bilans de compétence, etc. - sont sous-traitées à des boîtes. Le truc, c’est que ces prestations ne leur seront payées qu’à partir d’un certain nombre de chômeurs. On ne va pas faire venir un formateur juste pour deux personnes. Alors on nous met la pression pour qu’à tout prix il y ait du monde dans ces groupes.

Ton travail a-t-il beaucoup changé depuis la directive du 2 août ?

Pas vraiment pour le moment. Les radiations à haute dose ont été lancées il y a déjà trois ans, la directive n’a fait que rajouter une couche à ce qui existait déjà. La nouveauté, c’est que l’Assedic peut désormais suspendre les allocations ou faire du contrôle, ce qu’elle ne faisait pas avant. C’était l’une des demandes du Medef. Les agents Assedic n’ont pas notre côté « psycho-sciences humaines », eux, ce sont des purs gestionnaires. Mais le vrai bouleversement, c’est le suivi mensuel des chômeurs, fondé idéologiquement sur une logique de résultats. Tout le monde s’attend à ce que la multiplication des convocations entraîne celle des radiations et des cessations d’inscription.

Le profil psycho-social dont tu parles n’a-t-il pas déjà été remplacé par un profil manager-tape-dur ?

Disons que la logique interne y encourage. On doit montrer qu’on est concurrentiels. On va être meilleurs en ayant des fichiers de candidatures fiables, avec des demandeurs d’emploi motivés et adaptés au marché. En radiant par paquets les chômeurs invendables, découragés ou qui s’en foutent, on prouve donc qu’on est un bon service public ! On retrouve la même idée sur notre site Intranet. Le 31 octobre, notre portail s’ouvrait sur une manchette qui se félicitait de la hausse des consultations sur le site de l’agence : « www.anpe.fr franchit la barre des trois millions de visiteurs, de nombreux records sont tombés. » Comme s’il y avait de quoi se réjouir. Pour l’ANPE, il faut gagner des parts de marché et faire mieux que les autres, mieux que les boîtes d’intérim qui sont pourtant nos partenaires. Beaucoup d’agents rentrent dans cette logique de compétition parce qu’elle valorise leur travail. On n’est plus des fainéants de la fonction publique, mais des prestataires performants capables de battre le privé, notre modèle ! À cet égard, une étape importante a été la création, dans les années 90, d’un centre de formation pour notre encadrement. Son appellation veut tout dire : « Institut du management. » D’ailleurs, je ne sais pas si tu le sais, mais pour l’ANPE, tu n’es pas un chômeur mais un client.

En l’occurrence, je ne suis pas franchement roi...

Le client est roi quand c’est l’employeur. Quand c’est le chômeur, il n’est plus roi du tout. Il faut noter qu’il y a beaucoup de triche dans les résultats proclamés par l’ANPE. On va par exemple piquer des offres d’emploi dans un journal et les intégrer à nos statistiques, alors qu’il n’y a eu aucun travail de fait. Toujours le culte du résultat. Ce qui me souffle, c’est de voir que lorsqu’ils sont radiés, les chômeurs non indemnisés réagissent de la même façon que les chômeurs indemnisés. Comme si l’ANPE offrait malgré tout une sorte de reconnaissance sociale. Un jour, une dame de 55 ans au chômage qui avait reçu par erreur un préavis de radiation s’est pointée à l’agence, folle d’inquiétude. Elle vivait à la campagne et avait dû faire 40 bornes en taxi pour venir nous voir. J’étais à l’accueil ce jour-là. J’ai vite vu qu’il s’agissait d’une bourde et je lui ai dit de ne pas s’inquiéter. Puis j’ai déchiré le papelard. À la tête qu’elle a fait, j’ai compris que je n’aurais pas dû : en deux secondes, un document qui lui avait coûté une trouille terrible et 80 bornes de taxi est parti à la poubelle, sous ses yeux. Pour moi, c’était juste une erreur de plus. Pour elle, c’était un choc.

Propos recueillis par Olivier Cyran

Article publié dans le n° 30 de CQFD, janvier 2006.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

ce que je cherchais, merci